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2022, l’année du collaboratif souverain ?

Microsoft n’est pas le seul à bénéficier du développement du télétravail depuis la Covid. Les éditeurs de logiciels bureautiques et collaboratifs “souverains” ont aussi surfé sur cette vague de fond pour améliorer leurs solutions et nouer des partenariats. Tous tablent pour 2022 sur un réveil du “patriotisme économique” dans les organisations publiques et privées, dont beaucoup privilégient encore trop souvent les offres des Gafam (ou Gamma).

 

La prise de conscience par l’État et par un nombre croissant de dirigeants et de DSI d’entreprises françaises des enjeux liés au “patriotisme économique” a progressé suite à l’apparition de la Covid en 2020. Ils commencent à mesurer l’étendue de la dépendance de la France dans le numérique et ses conséquences désastreuses sur ses écosystèmes.

La donne a changé pour les logiciels de bureautique depuis l’avènement de la Covid. Jadis cantonnés surtout aux offres de tableur, de traitement de texte et de messagerie, ces derniers ont beaucoup évolué ces deux dernières années grâce au Cloud. A l’image de leur chef de file historique, la suite Office de Microsoft, ils sont davantage collaboratifs afin de tenir compte du passage de beaucoup d’entreprises au télétravail hybride dans la « Digital Workplace ».

En France, un nombre croissant de ces solutions bureautiques nationales, dites “souveraines”, proposent donc désormais en natif, ou via des modules-tiers connectés via des API, des fonctionnalités additionnelles disponibles en Saas, telles que l’organisation de webinaires ou de visioconférences, la messagerie instantanée, l’échange collaboratif de documents via un extranet, la gestion des réseaux sociaux, des bureaux virtuels hybrides, etc. De même, les « pure players » de la vidéo ou de la gestion de projets par exemple y associent également certaines fonctionnalités réservées jadis aux logiciels de bureautique. Leurs mondes convergent de plus en plus au sein de plateformes multifonctionnelles disponibles dans le Cloud.

En prime, la notion de “souveraineté” progresse. Même tardive, la prise de conscience par l’État, et par un nombre croissant de dirigeants et de DSI d’entreprises françaises, des enjeux liés au “patriotisme économique” a également progressé suite à l’apparition de la Covid. Ils mesurent mieux désormais l’étendue de la dépendance de la France dans le Numérique et ses conséquences désastreuses sur ses écosystèmes

Vers un réveil de la souveraineté ?

Mais la donne a un peu changé depuis deux ans grâce à la Covid. Microsoft n’est plus le seul à profiter du développement, à une vitesse inégalée, du télétravail dans les entreprises et les écoles. Il y a même des signes encourageants du réveil d’une certaine souveraineté numérique dans le secteur des solutions de travail collaboratif. Surtout après que Microsoft a décidé d’augmenter, dès mars 2022, de 15 et 20 % les prix de certaines versions de ses suites bureautiques Microsoft 365 et Office 365…

La décision de la direction interministérielle du numérique (Dinum), la DSI des administrations françaises, de déclarer en septembre 2021 Microsoft 365 non conforme à la doctrine Cloud au centre de l’Etat, a également créé un séisme important dans les organisations, ainsi que des opportunités potentielles pour les solutions collaboratives “souveraines”. « La décision de la Dinum est une opportunité majeure qui a généré un regain d’intérêt de la part de grands comptes, qui auraient pu déployer de l’Office sinon » confirme Lionel Roux, le CEO de Wimi, éditeur d’une solution de gestion de projet et de travail collaboratif.

Lionel Roux, Wimi

« Malgré leur endettement important, ceux qui l’ont déjà fait s’intéressent aujourd’hui aussi à la gestion de projets de Wimi, car Microsoft n’est pas assez bon dans ce domaine, mais surtout il n’est pas encore certifié SecNumCloud par l’Anssi »

Néanmoins, le catalogue de solutions bureautiques et collaboratives “souveraines” diffusé par la Dinum sur sa plateforme Gouvtech incluait toujours Google Workspace et Microsoft365 en mai 2022… Ainsi que France Transfert, un nouveau service hébergé par Outscale qui aide les usagers à envoyer aux agents de l’État, ou à en recevoir, des fichiers volumineux ne pouvant transiter par les messageries électroniques classiques non sécurisées.

Une nouvelle loi européenne

L’entrée en vigueur début 2023 du Digital Market Act sera un autre sujet de satisfaction pour les éditeurs de logiciels collaboratifs “souverains”. En effet, cette nouvelle loi européenne imposera davantage de transparence et d’interopérabilité aux grandes plateformes numériques. Elle complétera aussi l’obligation faite aux organisations européennes de respecter le traitement des données personnelles du RGPD de 2018.

Stanislas de Rémur, Oodrive

Au plan national, le gouvernement a également mis en œuvre des procédures et des outils pour favoriser – un peu plus – le choix de solutions souveraines, dont un appel à projets dans le collaboratif en mai 2022. « C’est vrai qu’avec l’Ukraine on a beaucoup parlé de souveraineté, de reprise en main des questions de confidentialité, de sécurité. Mais, s’il y a des certifications qui sont en train d’être mises en place au niveau européen, du “SecNumCloud version Europe”, ça ne bouge pas beaucoup », regrette Stanislas de Rémur, CEO d’Oodrive qui propose des solutions Cloud de partage, de sauvegarde et de signature.

Rivaliser avec Office ou Google

Les solutions collaboratives “souveraines” peuvent-elles enfin rivaliser avec les suites Office365, Google Workspace, etc. ? La réponse est oui selon Arnaud Rayrole, directeur général de Lecko, un cabinet de conseil français, mais dans certains domaines seulement. Son importante étude annuelle sur la transformation digitale, parue début 2022, constate d’ailleurs que « ces éditeurs “souverains” proposent des alternatives qui se hissent désormais à la hauteur de Microsoft 365 ». Problème, elles demeurent très verticalisées et ne couvrent pas tout le spectre fonctionnel des suites de Microsoft et de Google, et notamment dans la messagerie. « C’est le talon d’Achille de l’écosystème européen », explique le dirigeant. Pourtant, il existe des solutions françaises de messagerie présentant d’excellentes fonctionnalités (Olvid, Twake, etc.).

Renaud Ghia, CEO de l’éditeur Tixeo, partage son analyse mais il la modère : « Effectivement, aucune solution française ne possède pour l’instant tout le spectre fonctionnel d’un Office. Il est donc préférable de ne pas tenter de le copier, afin de se concentrer uniquement sur les “must have” et les “nice to have” en termes de fonctionnalités innovantes souhaitées par les utilisateurs ». D’autant que la plupart des clients utilisent rarement plus de 30-40 % des fonctionnalités d’une suite bureautique comme Office.

Alain Garnier, Jamespot

Un avis partagé également par la plupart des autres dirigeants d’éditeurs interrogés, dont Alain Garnier, président de Jamespot l’éditeur français d’un intranet Digital pour les équipes de l’entreprise : « En matière de fonctionnalités, quel est l’intérêt pour un DSI d’avoir une seule offre généraliste comme Microsoft365 si c’est pour être challengé ensuite par les métiers, qui veulent eux du spécifique et de la valeur d’usage ? », explique-t-il. Or certains DSI continuent à effectuer ce choix au détriment de leurs attentes. Idem, les communicants ne sont pas tous satisfaits de Sharepoint et nous choisissent, preuve qu’il y a de la place dans les deux cas pour des challengers innovants, à condition que les DSI ne sélectionnent pas un outil collaboratif moyen pour des questions surtout budgétaires et de conformisme pro-Microsoft ».

Plateformisation : “Join them or beat them” avec les API

L’intérêt des clients pour la plateformisation promue par les offres collaboratives en SaaS des Gamma est un gros handicap pour les solutions “souveraines”, et notamment dans le cadre de l’interopérabilité de leurs versions sur site avec elles. « D’autant que Microsoft donne une apparente ouverture mais les possibilités d’articulation avec ses solutions sont très dépendantes de la relation de l’éditeur tiers avec lui » analyse le cabinet d’études Lecko. En outre, « la plateformisation de Microsoft 365 permet encore à Microsoft de capter l’essentiel de la valeur dans le cloud ».

Cela n’empêche pas certains éditeurs (Beezy, Happeo, Jalios, Lumapps, Powell, etc.) d’opter pour la “coopétition” avec Microsoft et consorts. Ils utilisent des connecteurs (API) pour créer dans leurs solutions “souveraines” verticalisées (messagerie, visio, etc.) une interface et un environnement de travail partageable avec celui d’Office 365.

Guillaume Dary, vice-président des ventes d’Atempo, éditeur français de logiciels spécialisés dans la protection et la gestion des données, rappelle qu’une « solution collaborative souveraine se doit d’être interconnectée, surtout dans un monde où les API nous permettent de la raccorder aux standards du marché. Ce qui n’empêche pas de produire des expertises spécifiques sur des niches porteuses ». Alain Garnier estime aussi que « la coopétition est souhaitable afin de servir tous les besoins des métiers chez les clients. L’intégration est nécessaire avec Office 365, d’autant que Microsoft a ouvert ses API pour, par exemple, proposer des extensions ouvertes en .docx et .xlsx permettant de lire tous ses documents. Les clients doivent l’encourager à ouvrir davantage ses API sur le mail et l’agenda ». Espérons que Microsoft ne décide pas un jour de faire payer ses API… ce qui rendrait l’accès à ces données payant.

« Même si ce n’est pas le modèle économique choisi par Wimi, il y a un beau business à construire en étant une surcouche spécialisée d’Office365 » analyse Lionel Roux. « Il existe d’ailleurs des PME spécialisées dans l’intégration communicante, souvent imparfaite et coûteuse, des différentes offres collaboratives à Microsoft 365 ». Le dirigeant rappelle au passage que Microsoft365 n’est pas encore un modèle d’intégration même s’il facilite davantage la vie des DSI en raison de fonctionnalités collaboratives apportées par Teams : « il reste un enchevêtrement de services jadis indépendants. Il ne répond pas encore à tous leurs besoins, dont le travail en mode projet ».

Vincent Bouthors, Jalios

Vincent Bouthors, président de Jalios, éditeur français d’une Digital Workplace, défend une approche médiane : « Jalios propose aux clients de sa Digital Workplace d’exploiter au maximum les licences Microsoft déjà acquises pour les collaborateurs qui en ont vraiment l’usage, et d’offrir aux autres des alternatives moins coûteuses, mais également plus adaptées à leurs besoins métiers réels ».

Mais une solution collaborative “souveraine” peut-elle le rester si elle pactise avec la concurrence qui ne l’est pas en France, a priori ? La réponse est oui selon Alain Garnier si « la solution permet de créer un stack complet grâce aux API, tout en n’étant pas interconnectée complètement. Mais elle ne l’est plus si elle est déployée ou hébergée sur Microsoft Azure par exemple, car elle tombe alors elle aussi sous la juridiction du Cloud Act notamment ».

Jouer collectif et chasser en meutes

L’écosystème logiciel est très riche en France. C’est à la fois une force et une faiblesse car le marché est très morcelé, dans la bureautique et le collaboratif notamment. Une situation dont profitent les acteurs de stature internationale, comme le souligne Renaud Ghia : « le marché français est trop petit pour faire émerger des acteurs capables de fournir autant de fonctionnalités qu’Office365. Il est donc impératif pour ces éditeurs de s’allier et/ou de conquérir le marché européen pour se développer ». Si Alain Garnier ne peut qu’acquiescer, il remarque toutefois que « s’il est important de fédérer les acteurs, ce n’est pas une finalité suffisante. La combinaison de X petits acteurs, souvent contre leur gré, n’a jamais créé un grand acteur ».

Raisons pour laquelle le gouvernement soutient désormais la création d’acteurs et d’offres souveraines dans le Cloud. Fin 2021, il a lancé plusieurs appels à manifestation d’intérêts, dont l’un via la DGE dédié aux offres de travail collaboratives en SaaS. Plusieurs consortiums d’éditeurs, pilotés par Jamespot et Wimi notamment, y ont répondu début mai 2022. Vincent Bouthors estime que « cet appel à projet est une excellente initiative pour promouvoir une logique d’écosystème et d’interopérabilité entre les acteurs français du collaboratif dans le cloud ». Un avis partagé par Lionel Roux pour Wimi : « L’initiative du Gouvernement constitue un accélérateur qui favorise une possible consolidation du marché en France. Elle nous donne l’occasion d’échanger de manière constructive avec d’autres acteurs “souverains”. Ils nous apportent des briques que nous aurions sans doute développé en levant des fonds ».

Au final, tous espèrent que ces nouveaux facteurs vont doper la commande publique et privée de solutions collaboratives “souveraines”. Alain Garnier est optimiste : « 2022 est une année pleine d’opportunités pour les solutions collaboratives souveraines ».