Créée en 2011, l’Alliance Green IT (AGIT) est l’association but non lucratif des professionnels engagés pour un numérique responsable. Elle fédère aujourd’hui près d’une centaine d’acteurs et contribue au débat public sur la place du numérique dans le développement durable. Son président, Tristan Labaume, alerte sur l’impact énergétique de l’intelligence artificielle et les limites du techno-solutionnisme.
SNC – Vous avez un avis plutôt alarmant sur l’impact énergétique de l’intelligence artificielle. Pourquoi, selon vous, cela ne va pas se passer comme prévu ?
T. L. – Nous sommes encore au tout début. Aujourd’hui, nous jouons avec des outils comme ChatGPT mais c’est une phase d’acquisition de clients. Derrière, les besoins vont exploser. Une baie informatique classique consommait 4 à 5 kW ; une baie IA demande désormais 100 à 150 kW. Les datacenters passent de 10 MW en 2016 à 200 MW aujourd’hui : on parle de morceaux de centrales nucléaires. La croissance sera massive mais freinée par deux réalités : la limite technique des réseaux électriques et la contrainte économique. Les abonnements gratuits ou à bas prix vont disparaître, ce qui modifiera les usages.
SNC – Ces freins sont-ils sous-estimés ?
T. L. – Disons plutôt que personne n’a intérêt à les mettre en avant. Politiquement et économiquement, l’annonce de nouveaux datacenters est perçue comme positive. Mais la réalité, c’est que notre réseau de distribution électrique n’est pas dimensionné : certaines pièces de transformateur nécessitent jusqu’à neuf ans de délai de livraison. Ce n’est pas magique. Et construire des datacenters en France ne garantit pas que les usages soient pertinents : l’IA hébergée peut tout aussi bien servir à générer des campagnes de phishing…
SNC – Comment concilier cette course à l’IA avec une démarche numérique responsable ?
T. L. – C’est très compliqué. Avant même l’IA, la croissance du numérique était déjà de 15 à 20 % par an, alors qu’il faudrait réduire de 6 % pour respecter les accords climatiques. Une IA « responsable » est donc en partie un oxymore. On peut et on doit travailler sur une IA éthique mais il ne faut pas céder au techno-solutionnisme. Il faut poser la question de l’usage : est-ce utile ? est-ce nécessaire ? cela apporte-t-il une valeur technique, économique ou environnementale ? Aujourd’hui, nous vivons dans une logique de surabondance qui est à l’opposé de la sobriété numérique.
SNC – Que peuvent faire les DSI ou opérateurs publics pour anticiper cette crise de capacité ?
T. L. – C’est difficile car l’IA ne se limite pas à des usages ludiques, c’est la capacité à générer des interactions entre systèmes et données. Cela suppose des compétences encore rares, des process de contrôle et surtout une vigilance accrue sur la maîtrise des données. Un collaborateur peut très bien copier-coller un rapport confidentiel dans un moteur d’IA, avec des risques de fuite immédiats. Les DSI doivent mettre en place plus de règles, plus d’outils de contrôle et cela coûte cher. Pour un grand groupe, c’est jouable. Pour une PME, c’est presque impossible : elle peine déjà à financer sa cybersécurité.
SNC – Est-ce qu’on vous écoute vraiment quand vous portez ce discours ?
T. L. – Pas beaucoup. Comme pour Jancovici, ce n’est pas agréable d’entendre qu’il faudra réduire drastiquement nos usages. Les industriels préfèrent croire au « miracle » technologique. Mais la jeune génération commence à écouter : elle demande des emplois qui ont du sens et une cohérence avec les valeurs environnementales. Ce n’est pas suffisant mais c’est un début.
SNC – Quel message souhaitez-vous adresser à nos lecteurs ?
T. L. – Posez-vous les bonnes questions sur vos usages numériques. Ayez l’esprit critique, ne croyez pas les promesses marketing sans vérifier. Chacun doit faire sa part, même minime. C’est cette prise de conscience individuelle qui permettra d’accepter demain des règles plus contraignantes quand elles s’imposeront.
Camille Suard