Rencontre avec l’IESF qui s’inquiète du manque de féminisation et de diversité chez les ingénieurs

Christine Quinola et Marc Rumeau, secrétaire générale et président d'IESF. Crédit: studio Cabrelli

La fédération Ingénieurs et Scientifiques de France (IESF) est préoccupée par le manque de féminisation et de diversité sociale parmi les ingénieurs, alors même que les besoins des entreprises en ingénieurs ne sont pas couverts. Rencontre avec sa secrétaire générale Christine Quinola et son président Marc Rumeau.

Les métiers de l’ingénieur représentent une filière d’avenir où il y a de l’emploi. 87 % des diplômés 2022 étaient déjà embauchés en CDI en septembre 2022. La France comptait 1 191 000 ingénieurs fin 2021 ; 1 002 000 sont en activité, dont 24 % de femmes, selon l’enquête nationale 2022 d’IESF auprès de 47 000 répondants. « Nous ne produisons que 44 000 nouveaux ingénieurs par an, souligne le président de la fédération Ingénieurs et Scientifiques de France (IESF), Marc Rumeau. Il en faudrait plus de 60 000 pour répondre à la demande, par rapport aux besoins de France 2030, que ce soit dans le numérique, l’aéronautique, le nucléaire ou l’hydrogène. »

Le goulet d’étranglement n’est malheureusement pas prêt de se résorber, en particulier à cause d’un manque d’attractivité auprès des femmes et d’un manque de diversité sociale, liés notamment à l’accès à l’information et au financement.

Le nombre de jeunes diplômés risque de baisser

Parmi les 43 470 nouveaux diplômés 2021, 28 % sont des femmes, un chiffre qui stagne depuis 2015 (cf. graphique). IESF constate depuis quelques années une désertion des jeune filles dans les filières STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) et les classes préparatoires scientifiques. Le mouvement est aggravé par la réforme du baccalauréat, qui impacte les promotions rentrantes : à CentraleSupelec, le taux de féminisation est par exemple tombé à moins de 20 %. Selon l’enquête nationale 2022, il y a une baisse de 61 % de filles ayant au moins 6 heures de cours de maths en terminale.

Source: enquête nationale 2022, IESF
Source: enquête nationale 2022, IESF

 

Plus largement, seuls 165 000 élèves, filles et garçons, poursuivent actuellement à l’école en parcours scientifique : c’est près de 20% de moins qu’avant la réforme du bac. 1,6 % seulement des jeunes choisissent la filière sciences de l’ingénieur en première et terminale. Le nombre de jeunes ingénieurs diplômés, femmes comme hommes, risque donc de prochainement baisser.

Le numérique souffre d’une manque d’attractivité auprès des femmes

Seulement 13 % des femmes ingénieures sont formées dans les spécialités numériques, qui souffrent d’un manque d’attractivité. « J’ai discuté avec le Cigref et Numeum, poursuit Marc Rumeau, qui reconnaissent le machisme existant dans les professions du numérique. L’EPITA s’alarme ainsi qu’il n’y ait que 10 % de femmes dans ses promotions. Pourtant, dans de nombreux pays du monde, de la Norvège à l’Inde, le numérique est une filière synonyme de liberté pour les femmes. En France, comme aux Etats-Unis, les femmes ne s’engagent pas sur le long terme, à cause notamment d’un mauvais accueil de la part d’équipes et de managers majoritairement masculins, et de clichés : rythme de travail très intense, travail sur ordinateur qui empêche de prendre soin de sa santé, image masculine des métiers… »

Source: enquête nationale 2022, IESF
Source: enquête nationale 2022, IESF

Il faut trouver les bonnes réponses pour attirer les femmes dans ces métiers à l’image geek, et ce n’est pas évident selon IESF. La récente annonce par la Première ministre Elisabeth Borne de l’accompagnement de 10 000 jeunes femmes aux métiers de la tech est certes une bonne chose. Certes, l’IESF et d’autres associations présentent les métiers d’ingénieur et du numérique dans les écoles, collèges et lycées. Les efforts pour féminiser les métiers de l’ingénieur et du digital sont conséquents, en témoigne l’activité de la branche Promotion des métiers de l’ingénieur et du scientifique d’IESF avec plus de 30 000 élèves touchés sur la campagne 2021-2022. Mais cela reste insuffisant pour faire face aux tensions du marché. Les conseillers d’orientation ne sont notamment pas formés sur ces métiers.

Dédier des heures de travail à la sensibilisation

Christine Quinola, secrétaire générale d’IESF, précise : « La charge de travail bénévole est importante pour les ingénieurs qui sensibilisent les jeunes filles et garçons et leur permettent de se projeter. Il faudrait que les entreprises acceptent plus largement de dédier des heures de travail à ce sujet important pour leurs recrutements futurs. »

Manque de diversité

« La défection n’est pas que genrée, met en avant Christine Quinola. Il y a un vrai problème de diversité sociale et d’accès à la bonne information sur les métiers et l’emploi d’ingénieurs. Les écoles d’ingénieurs doivent se montrer imaginatives pour offrir plus de diversité et d’inclusion. Aujourd’hui, c’est très variable selon les écoles. De plus, l’argent représente un vrai problème, vecteur de discrimination sociale. Les frais de scolarité, de plus en plus élevés dans les écoles d’ingénieurs privées, peuvent effrayer les familles qui n’ont pas les moyens. Il faut développer la communication sur les moyens de financement. Certes il y a 27 % de boursiers dans les écoles d’ingénieurs, ça s’améliore. Et les aides des associations d’alumni et les facilités de prêt bancaires progressent. De plus, l’alternance permet d’intégrer des écoles aux frais de scolarité élevés. Encore faut-il faire savoir aux jeunes qu’un alternant est payé pendant ses études et que ses frais de scolarité sont pris en charge. Il faut aussi prendre en compte les dépenses étudiantes que sont le logement, les dépenses du quotidien que sont la nourriture et le transport. Certains ont du mal à boucler les fins de mois et à se nourrir correctement. On est en mode : démerde-toi. Il y a notamment un vrai échec de l’Etat sur le logement étudiant. »

Heureusement des filières parallèles au diplôme d’ingénieur se développent : Bachelor of Science, proposé par exemple par Polytechnique, Bachelor universitaire de technologie (B.U.T, qui remplace le DUT, en trois ans).

Rendre plus efficace la formation continue

Pour Marc Rumeau, il faut aussi en finir avec la vision française du sacro-saint diplôme obtenu à moins de 25 ans qui décide de son avenir professionnel, et de l’ancienneté qui décide de sa progression dans l’entreprise : « Il faudrait changer de paradigme en entreprise et se fonder avant tout sur les résultats. Un ingénieur doit évoluer et apprendre tout au long de sa vie professionnelle pour maintenir ses compétences au bon niveau et rester performant. Aussi les entreprises doivent investir dans la formation interne et externe de façon efficace. Or la formation continue professionnelle aujourd’hui donne peu de résultats. Les entreprises dépensent leur budget formation pour cocher des cases. Certaines retardent les périodes de formation. Il faut transformer la pensée profonde des DRH et la façon de manager. » Dans le numérique et la data, les programmes de reconversion proposés par des organismes comme Simplon ou Le Wagon sont les bienvenus selon l’IESF.

Améliorer la mobilité

L’IESF souhaiterait également améliorer la mobilité géographique et professionnelle des ingénieurs. « Il faudrait pouvoir travailler 3 à 4 ans dans une ETI ou une PME régionale, où il y a de beaux parcours à faire, analyse Christine Quinola. 70 % des diplômés vont en PME ou ETI, mais le logement est un vrai frein à la mobilité géographique. Nous étudierons la question dans notre étude 2023. »