L’enquête « Les enjeux de souveraineté des systèmes d’information civils de l’État », publiée aujourd’hui par la Cour des comptes, pointe une gouvernance éclatée, des initiatives non coordonnées et une Direction interministérielle du numérique (DINUM) qui peine à incarner le chef d’orchestre attendu du numérique souverain.
Un pilotage… sans stratégie ?
Créée pour impulser la transformation numérique de l’État, la DINUM se voit ici reprocher son manque de cap clair. Si la feuille de route de 2023 intègre un axe sur la souveraineté, elle ne constitue pas une stratégie opposable aux ministères. Chacun poursuit donc ses projets avec ses propres budgets, sans pilotage transversal des investissements ni priorités communes.
Résultat : des initiatives éparpillées — cloud Nubo à Bercy, cloud Pi à l’Intérieur, outils métiers développés en silo — et une incapacité à atteindre la masse critique nécessaire pour peser face aux grands acteurs américains du cloud. “Il conviendrait d’engager la convergence de ces deux clouds pour qu’ils atteignent une taille critique et les rendre plus attractifs », lit-on dans l’enquête.
La Cour appelle donc la DINUM à passer d’une logique de coordination à une stratégie de souveraineté numérique unifiée, chiffrée et contraignante : « À l’occasion de la révision de la feuille de route de la Dinum, intégrer une stratégie de souveraineté numérique qui définisse, notamment, les modalités de développement et d’exploitation des applications informatiques de l’État, et procéder à son chiffrage. »
FranceConnect : succès d’usage, dépendance technique
La réussite du dispositif FranceConnect, utilisé par plus de 40 millions de citoyens, ne suffit pas à masquer les failles structurelles.
Le rapport souligne que la DINUM reste dépendante de prestataires externes, et n’a durci la sécurité du système qu’après des vagues de fraudes massives. “Dans la conduite de ce projet, la Dinum apparaît toutefois dépendante de ses prestataires et n’a pris que tardivement des mesures de sécurisation, aussi bien face aux risques liés aux sous-traitants qu’à ceux, plus globaux, d’usurpation d’identité”.
« La Suite » : alternative souveraine à Microsoft 365.
“La Suite” vise à proposer une solution collaborative libre et ouverte à destination des administrations publiques, alternative aux offres des éditeurs dominants, comme l’indique le rapport. L’initiative, menée en coopération avec l’Allemagne et les Pays-Bas, démontre qu’une voie européenne de la bureautique souveraine est possible. Mais elle reste cantonnée à quelques administrations, sans impulsion interministérielle.
Le cloud souverain : une ambition en trompe-l’œil
Le rapport est l’occasion d’exposer un décalage croissant entre doctrine et pratiques : « Si la doctrine “Cloud au centre” devait orienter les projets vers des solutions souveraines, les pratiques demeurent hétérogènes selon les ministères. La Dinum ne dispose pas des moyens suffisants pour imposer ses choix techniques. »
Les deux clouds internes, Nubo et Pi, restent sous-utilisés, faute de mutualisation et d’incitations claires : “Ces deux clouds, malgré des investissements notables, restent peu utilisés, non seulement par les services des ministères qui les ont créés, mais aussi par les autres administrations”.
En parallèle, la dépendance vis-à-vis des hyperscalers américains s’aggrave: « Dans les faits, les administrations continuent de recourir à des services proposés par les grands acteurs américains, au motif de leur performance et de leur souplesse d’usage.
Ce recours, bien qu’encadré, fragilise la souveraineté numérique de l’État. »
Derrière les appels à « intégrer », « renforcer » ou « chiffrer », se lit un constat mesuré : le chef d’orchestre numérique de la France n’est pas encore bien accordé.
La DINUM, censée donner la mesure, peine encore à fédérer les ministères autour d’une même partition. Elle avance, certes, mais sans véritable harmonie d’ensemble d’après la Cour des comptes. Résultat : une souveraineté numérique dispersée, où les initiatives se succèdent sans coordination claire. Les magistrats financiers le rappellent en creux : la souveraineté ne se décrète pas, elle s’organise.








