L’intelligence artificielle générative s’invite déjà dans le quotidien des salariés, parfois discrètement, parfois ouvertement, et commence à transformer en profondeur les modes de collaboration, d’apprentissage et d’organisation du travail. Plus qu’un simple outil, elle tend à devenir un véritable partenaire de travail. Dans cet avis d’expert, Mathieu Milot, directeur Intelligence marché chez Dropbox, interroge les conditions nécessaires pour faire de cette cohabitation homme-machine un levier durable de performance et de compétences.
Que ce soit officiellement ou officieusement, l’intelligence artificielle générative a investi le quotidien des employés de bureau à une vitesse jamais vue auparavant dans les nouvelles technologies. Si l’on prête attention aux usages langagiers dans les documents professionnels, certains signes ne trompent pas : la prolifération soudaine du tiret cadratin, ou encore l’usage accru d’adverbes de modération tels que “généralement” ou “relativement”, sont autant de traces discrètes de la collaboration homme-machine à l’œuvre. Une tendance confirmée par la dernière étude menée par l’APEC selon laquelle au moins 35% des cadres font appel à l’intelligence artificielle, dont une majorité le fait en toute transparence vis-à -vis de leur direction. Cette adoption croissante, parfois clandestine, suscite autant d’attentes que d’interrogations.
Que se passe-t-il quand l’intelligence artificielle rejoint les rangs des équipes ?
Quelles sont les répercussions en matière d’organisation et de formation pour les collaborateurs ?
L’IA, un partenaire de travail qui peine encore à s’intégrer
Une étude de l’université de Harvard a démontré que l’IA peut être un partenaire d’innovation efficace, avec des collaborations entre employés et IA générant des idées aussi pertinentes, voire plus, que les équipes traditionnelles. Mais bien que de nombreux collaborateurs aient déjà perçu le potentiel de l’IA en tant que collaborateur de valeur plutôt qu’un simple outil, son intégration durable dans les processus d’entreprise est lente. Cela est en partie dû au fait que les cas d’usages ne sont pas toujours clairs ou difficiles à implémenter rapidement à grande échelle. De plus, on observe ce que l’on pourrait appeler de paradoxe de la productivité, où les investissements en IA ne se traduisent pas immédiatement par des gains de productivité ou financiers mesurables. Rappelons aux plus sceptiques qu’il a fallu près de 30 ans à de nombreux industriels pour restructurer leurs processus de production lorsque l’électricité a été introduite pour la première fois. Cette adoption de l’IA, même si lente à l’échelle de toute l’entreprise, ne doit pas nous détourner de son véritable potentiel, dont l’impact devrait dépasser celui d’Internet pour de nombreux spécialistes. Mais son arrivée vient bousculer d’autres aspects séculaires de la vie en entreprise et de l’apprentissage. Quel sera son impact sur nos compétences et notre manière d’apprendre ?
L’effet IA sur l’évolution de nos compétences
Analyser des informations, construire des raisonnements, établir des connexions entre les idées, ces processus cognitifs essentiels ne peuvent pas être entièrement confiés à une machine. Pour beaucoup, le danger, déjà visible avec d’autres technologies comme le GPS qui a érodé notre sens de l’orientation, est que nos compétences intellectuelles risquent de s’affaiblir progressivement par manque d’exercice. De nombreux utilisateurs demandent à l’IA d’accomplir des tâches qu’ils n’ont jamais faites auparavant.
Mais l’IA ne doit pas être perçue uniquement comme une menace pour notre intellect, ou l’initiateur d’un grand remplacement des employés par une intelligence supérieure. Pour Magnus Carlsen, grand maître d’échecs, l’intelligence artificielle n’a pas détruit son jeu. Au contraire, elle l’a poussé à réinventer son jeu. L’enjeu actuel consiste à identifier quelles compétences développer avec elle pour poursuivre la courbe d’apprentissage, pour que l’alliance entre salariés et IA serve l’intelligence humaine. L’objectif ? Faire de cette collaboration un atout plutôt qu’un handicap.
De l’outil au coéquipier : apprendre à travailler ensemble
L’étude de Harvard fait état d’un changement conceptuel majeur. Tant que l’IA reste perçue comme une simple extension d’outils existants, ses effets seront limités. Le véritable levier de croissance réside dans sa transformation en un coéquipier autonome, capable de modifier la répartition des tâches et les dynamiques de responsabilité. Ce basculement exige l’acquisition de nouvelles compétences, au-delà du simple savoir, qui englobent l’esprit critique, le questionnement et la vérification.
Comme le confirme l’expérience “Super Mario” de Dell’Acqua, l’intégration d’une IA performante provoque souvent une baisse initiale de la performance globale de l’équipe. Ce résultat contre-intuitif est un principe bien connu en sociologie des organisations selon lequel toute nouvelle technologie induit des coûts d’adaptation et une phase transitoire de sous-performance. La rapidité avec laquelle une organisation surmonte cette étape dépend directement de sa culture managériale, de sa souplesse structurelle et de sa capacité d’anticipation stratégique.
Face à cette transition, deux profils émergent : le “cyborg”, qui délègue massivement à la machine, et le “centaure”, qui combine intelligemment ses capacités humaines avec celles de l’IA. Les organisations les plus avancées favorisent ce modèle hybride. L’étude de Fabrizio Dell’Acqua et Ethan Mollick révèle d’ailleurs que les utilisateurs les plus performants ont recours à un processus itératif, ajustant leurs requêtes par 15 à 20 “prompts” avant d’obtenir un résultat satisfaisant. L’efficacité de l’IA est donc intrinsèquement liée à l’engagement, l’esprit critique et la créativité de l’utilisateur.
In fine, la véritable transformation réside moins dans la technologie elle-même, aussi révolutionnaire soit elle, que dans notre capacité à transformer nos entreprises avec elle. La question n’est plus de savoir si l’IA sera notre collègue, mais comment nous allons réinventer notre travail, nos compétences et notre organisation pour prospérer avec elle.








