En 2024, les ventes de logiciels via les marketplaces d’AWS, Microsoft et Google Cloud ont atteint 30 milliards de dollars. D’ici 2030, elles devraient culminer à 163 milliards, selon Omdia. Une croissance hors norme qui bouleverse les équilibres traditionnels du marché du logiciel. Accélération du cloud, explosion des engagements pluriannuels, réorganisation des éditeurs, pression financière, montée de l’IA… La transaction s’automatise mais la valeur humaine ne disparaît pas. Elle se déplace. Pour les DSI, RSSI et décideurs IT, une question centrale se pose : les marketplaces signent-elles la métamorphose du channel ?
Le basculement du marché : un mouvement irréversible

tout converge vers la marketplace,
des éditeurs jusqu’aux clients. »
Guillaume Poitier, SoftwareOne
Quand j’interroge Guillaume Poitier, directeur software et multi-cloud chez SoftwareOne (ex-Crayon France), il ne tourne pas autour du pot. « Le mouvement est irréversible. On assiste à un alignement de planètes qui ne doit rien au hasard : la technologie, les usages, les éditeurs, les hyperscalers, les clients… tout converge vers la marketplace. » Cette conviction s’appuie sur plus de 20 ans d’observation du marché et trouve un écho direct dans les prévisions d’Omdia. De 30 milliards de dollars en 2024, les ventes de logiciels via marketplaces doivent atteindre 163 milliards en 2030, avec une croissance annuelle moyenne de 29 %.
Au-delà du chiffre, c’est la dynamique qui importe. Pendant des années, les entreprises ont jonglé avec une myriade de contrats, de portails et de relations bilatérales avec les éditeurs. « On a longtemps vécu dans un monde où l’on avait autant de contrats que d’éditeurs, rappelle Guillaume Poitier. La réalité du cloud, très centralisée autour des hyperscalers, devient un facteur d’accélération. Entre une décision de board et la mise en œuvre d’une solution, tout peut se compter en jours. »
Cette convergence est également financière. Omdia estime que les engagements cloud cumulés des trois hyperscalers dépassent désormais 470 milliards de dollars. Ces engagements doivent être consommés, faute de quoi les entreprises risquent des pénalités lourdes. C’est l’un des grands moteurs, souvent méconnu, de l’essor des marketplaces.
Les cloud commitments, catalyseurs de la migration vers la marketplace

ont explosé. Beaucoup de
clients ne consomment pas
assez : la marketplace devient
un impératif, pas un choix. »
Anthony Daloyau, Capgemini
Chez Capgemini, qui accompagne les grands comptes sur leurs stratégies cloud, cette problématique est devenue quotidienne. « Les hyperscalers ont négocié des engagements élevés avec les clients. Mais beaucoup ne consomment pas autant que prévu. Cela crée une pression immédiate pour trouver des solutions permettant d’absorber ces volumes », explique Anthony Daloyau, responsable des partenaires de vente pour les services d’infrastructure cloud.
SoftwareOne a vu la situation se produire de manière très concrète. « Un groupe du CAC 40 s’est retrouvé en sous-consommation et risquait d’être facturé plusieurs millions d’euros correspondant à son engagement non utilisé, raconte Guillaume Poitier. La marketplace nous a permis de transformer leurs contrats de licence et de consommer le commitment. C’est devenu un levier stratégique. » Ce qui n’était qu’un canal d’achat parmi d’autres devient ainsi un outil de pilotage budgétaire. Les entreprises passent d’une consommation opportuniste, consistant à « brûler » les crédits restants, à une approche pleinement stratégique, intégrée dès la négociation du contrat. La marketplace devient un élément de gouvernance, un espace où s’arbitrent les équilibres financiers, techniques et opérationnels du cloud.
PME et ETI : une simplicité trompeuse, une complexité bien réelle
Le mouvement ne concerne pas que les grands comptes. Dans l’écosystème des PME et ETI, Cécilia Lopes, dirigeante d’EBS Group, observe la même dynamique, parfois amplifiée par la recherche de simplicité. « Sur le marché français, on aimait bien avoir son logiciel installé. Mais depuis la pandémie de Covid-19, tout s’est accéléré. Montée du SaaS, pression réglementaire, outils full Web… la marketplace apparaît comme une solution facile : un abonnement, une carte bancaire, et ça démarre. »

du support traditionnel mais
pas l’accompagnement.
La proximité reste essentielle. »
Cécilia Lopes, EBS Group
Pourtant, derrière cette façade, les défis sont multiples. « Vous pouvez acheter un outil de comptabilité sur une marketplace et un logiciel de stock ailleurs, mais demain il faudra les faire communiquer. Et ça, ce n’est pas la marketplace qui le fait. » Au sein d’EBS Group, Cécilia Lopes constate que les migrations, l’intégration des données, la cohérence des usages et la gouvernance multi-outils restent des sujets critiques. « Le cloud retire une partie du support traditionnel mais pas l’accompagnement. La proximité reste essentielle. »
Éditeurs : la marketplace devient un levier commercial et technologique

les marketplaces aujourd’hui
va avoir du mal à suivre. La vague
est là, et elle ne se retirera pas. »
Ian Whiting, Azul
L’impact sur les éditeurs est profond. Azul, spécialiste mondial du Java haute performance, s’est déjà positionné sur AWS Marketplace et Google Cloud Marketplace et rejoindra bientôt Azure. Pour Ian Whiting, son directeur commercial, le bénéfice dépasse largement la simple visibilité. « La marketplace nous permet de travailler en covente avec AWS. Leur objectif est d’accélérer la migration des applications Java on premise vers AWS Cloud. Nous leur apportons un argument technique décisif. »
Azul Platform Prime améliore significativement les performances des applications Java, permettant de réduire jusqu’à 60 % le nombre de serveurs nécessaires. « C’est un bénéfice majeur : les applications tournent plus vite et consomment moins. AWS peut dire au client : “Je vous aide à réduire une partie du coût de vos workloads Java.” » Le paradoxe n’est qu’apparent. « En réalité, cela permet de réallouer le budget économisé vers des services plus stratégiques, comme AWS AI. C’est gagnant-gagnant. »
Ian Whiting confirme nos suspicions : « Un éditeur qui n’utilise pas les marketplaces aujourd’hui va avoir du mal à suivre. La vague est là, et elle ne va pas se retirer. »
Le channel se transforme : du reseller à l’architecte multicloud
« Le métier de reseller est en train de devenir un métier d’architecte cloud », explique Guillaume Poitier. Le rôle du partenaire s’étend désormais bien au-delà de la revente. Il accompagne le client dans le choix de la marketplace, la négociation des private offers, l’optimisation des engagements, l’architecture multicloud, la conformité multi-éditeurs, l’exploitation et le FinOps.
« Le métier de reseller disparaît. Nous devenons architectes cloud, de la private offer au FinOps. »
Guillaume Poitier, SoftwareOne
Cette transformation est visible jusque dans les écosystèmes éditeurs. « Beaucoup d’éditeurs réduisent leurs équipes locales et privilégient la commercialisation via les hyperscalers », observe Guillaume Poitier. Ce repositionnement renforce le rôle des partenaires, aussi bien en amont qu’en aval. Azul le confirme : ses produits sont intégrés dans les offres de partenaires comme SCC, qui combinent migration, Software Asset Management, IT Asset Management et services cloud.
Selon Omdia, près de 60 % des transactions marketplace seront pilotées ou facilitées par des partenaires d’ici 2030. La marketplace n’élimine donc pas le channel. Elle en rebat les cartes et lui confie un rôle plus stratégique, plus technique, plus continu.
Les risques émergents : shadow marketplace et souveraineté
Derrière cette profondeur de transformation, des risques nouveaux apparaissent. Le premier, selon Guillaume Poitier, est celui du shadow marketplace. « Demain, ce sont aussi les métiers qui auront la main. » Les achats cloud pourraient se multiplier hors IT et hors finance, créant des dérives budgétaires, des duplications fonctionnelles et des failles de conformité. « C’est un risque majeur si l’entreprise ne construit pas une gouvernance transverse. »
« Le risque, demain, c’est le shadow marketplace : des achats technologiques faits hors IT. Sans gouvernance, c’est un chaos assuré. »
Guillaume Poitier, SoftwareOne
La souveraineté constitue l’autre sujet sensible, particulièrement dans le secteur public. Guillaume Poitier rappelle que la marketplace est désormais utilisée dans le cadre du marché « nuage public », coprescrit par le GIP et la Dinum. « On voit des clients publics consommer des logiciels historiques via les marketplaces. C’est une réalité qui touche tous les segments. » L’arrivée future d’offres qualifiées SecNumCloud 3.2, reposant partiellement sur des technologies d’hyperscalers mais opérées par des acteurs français, pourrait redessiner encore davantage le paysage. « Cela va énormément changer le marché », anticipe Poitier.
Renaissance du channel : une nouvelle colonne vertébrale du marché
Faut-il voir une menace ou une opportunité dans les marketplaces cloud ? Une chose est sûre : elles ne sont plus un canal alternatif. Elles deviennent la nouvelle colonne vertébrale de la distribution logicielle. La transaction s’automatise mais la valeur humaine ne disparaît pas. Elle remonte dans la chaîne. Migration, gouvernance, optimisation, multicloud, souveraineté, FinOps… autant d’espaces où le channel redevient un acteur essentiel.
Pour les DSI, RSSI et décideurs IT, le message porté par ces acteurs converge. Le danger n’est pas la marketplace, c’est l’immobilisme. Ceux qui n’auront pas pris le virage seront dépassés. Ceux qui l’embrassent deviendront les architectes d’une économie cloud en pleine expansion.
Comme le résume Poitier, « l’avenir est assez clair : les clients vont consommer beaucoup plus de cloud. Et cette consommation devra être gérée ». Dans cette nouvelle économie, le channel ne disparaît pas, il se réinvente.
Charlotte Rabatel









