L’Europe brandit la « souveraineté numérique » à chaque discours, mais continue de confier ses briques critiques à des acteurs extra-européens, entre « cloud souverain » de façade et dépendances bien réelles au code et à la gouvernance américaines. Co-fondateur et directeur général de Vates, éditeur français 100 % open source et partenaire d’Eviden, Olivier Lambert propose une lecture beaucoup plus exigeante de cette souveraineté, en distinguant les illusions d’apparat, la dépendance sous tutelle et les rares cas de maîtrise industrielle réelle.
SNC : Dans votre communiqué, vous parlez de « souveraineté d’apparat ». Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que l’Europe entretient une illusion de souveraineté numérique ?
Olivier Lambert : Pour moi, la souveraineté – ou l’autonomie stratégique – consiste à se demander ce qui se passe si le fournisseur disparaît, change de stratégie ou décide de ne plus nous livrer. Est-ce que l’on reste capable de faire fonctionner la solution normalement, de la maintenir et de la faire évoluer, ou est-ce que l’on se retrouve bloqué ?
Dans le numérique, on habille cela d’un vernis rassurant en disant qu’un cloud est souverain parce que les serveurs sont en Europe. En réalité, les données peuvent rester sur le territoire sans être protégées du Cloud Act ou d’autres cadres juridiques extraterritoriaux. Et surtout, tout ce qui fait fonctionner le cloud – le code, les mises à jour, la gouvernance – est souvent entre les mains d’acteurs non européens.
Il existe des tentatives de « clouds de confiance » opérés par des groupes européens sous licence d’hyperscalers américains. C’est mieux que rien, mais opérer une solution n’a rien à voir avec maîtriser le code source. Chez Google Cloud, des milliers d’ingénieurs travaillent en permanence sur ce code. Si cela s’arrête, il n’y a plus de correctifs de sécurité, plus d’évolutions.
Je pense que le curseur de ce que l’on ose appeler « souverain » est placé beaucoup trop bas aujourd’hui. Et c’est ce décalage que nous voulons rendre visible, sans fatalisme, en montrant que l’on peut faire mieux et aller plus loin.
Vous distinguez trois niveaux de souveraineté : d’apparat, sous tutelle et pleine souveraineté. En quoi cette grille de lecture vous semble-t-elle indispensable pour sortir des approximations ?
O. L. : Cette grille sert surtout à prioriser. On ne pourra pas, partout et tout de suite, atteindre une maîtrise totale. L’important est déjà de savoir où l’on se situe. La souveraineté d’apparat, c’est le rebranding : on met un drapeau européen sur une technologie étrangère. La souveraineté sous tutelle, c’est lorsqu’on héberge localement mais que le code, les licences, la gouvernance restent à l’extérieur. Et la pleine souveraineté, c’est la maîtrise du code, des données, de la gouvernance et du support sur le territoire européen. Au fond, c’est une matrice de risque. On peut accepter que certains pans restent dépendants, si c’est assumé et mesuré. Ce qui me paraît dangereux, c’est de ne pas savoir où l’on se trouve et de s’illusionner sur son niveau réel d’autonomie.
Pour vous, quels sont aujourd’hui les points de dépendance les plus critiques pour les acteurs publics et privés européens ?
O. L. : On gagnerait d’abord à rappeler une évidence des relations internationales : il n’y a pas d’amis, seulement des intérêts. Ce constat vaut aussi bien pour les États-Unis que pour la Chine, l’Inde ou d’autres puissances. L’Europe ne manque pas de visions et de programmes de financement pour « le processeur du futur » ou d’autres briques clés. Ce qui manque, c’est la traduction opérationnelle dans les choix d’achats, dans la prise de risque, dans l’acceptation d’aller vers des solutions qui ne sont pas forcément numéro un mondial aujourd’hui. Notre aversion au risque nous pousse trop souvent à choisir le plus gros logo pour se couvrir, alors même que cela creuse la dépendance.
Vous évoquez justement des alternatives européennes. Quels acteurs ou briques vous semblent emblématiques de ce qu’il faudrait soutenir davantage ?
O. L. : Si l’on prend simplement la couche matérielle, on a en France deux assembleurs de serveurs. Il y a par exemple 2CRSi, très présent aux États-Unis, qui assemble des machines hautes performances avec beaucoup de GPU et du refroidissement liquide. À Strasbourg et Angers, Eviden assemble aussi des serveurs avec un savoir-faire industriel historique.
En face, des acteurs comme Ampere Computing, spin-off d’Oracle, ont bénéficié de dizaines de milliards pour se lancer et viser un leadership mondial sur les puces ARM pour serveurs, quitte à perdre de l’argent pendant des années.
En Europe, nous avons moins d’argent, mais nous avons des acteurs comme SiPearl ou d’autres spin-off du CEA qui mériteraient un soutien beaucoup plus massif.
Il existe beaucoup de leviers : accès facilité à la commande publique, mécanismes à la Small Business Act, quotas de marchés réservés aux PME innovantes, etc. On ne parle pas seulement de subventions, mais d’ouvrir des marchés concrets pour permettre à ces acteurs de devenir les leaders de demain.
Vous avez annoncé un partenariat avec Eviden. En quoi cette collaboration illustre-t-elle la « souveraineté industrielle réelle » que vous défendez ?
O. L. : Vates a fait le choix de maîtriser l’intégralité des briques technologiques qui composent son produit. Nous ne faisons pas que consommer de l’open source, nous y contribuons massivement. Nous investissons en R&D pour développer du code, corriger des failles, publier des correctifs. Si, demain, l’Europe se retrouve seule, nous sommes capables de maintenir et de faire évoluer nos solutions, en toute autonomie.
Notre R&D est réalisée en Europe, principalement en France, avec quelques équipes dans d’autres pays européens. Cela signifie que la compétence, le savoir-faire et la gouvernance restent ici.
Eviden, de son côté, maîtrise la chaîne industrielle des serveurs : conception, assemblage, sécurité, contrôle de la supply chain. Le processeur reste aujourd’hui une brique non européenne, mais elle est identifiée comme telle. Tout le reste, de l’assemblage au contrôle des ingérences possibles dans les machines, est sous contrôle. En combinant leur maîtrise matérielle et notre maîtrise logicielle, on place le curseur de souveraineté très haut. Ce n’est pas parfait, mais c’est déjà un bond significatif. Et c’est exactement ce que l’on cherche à démontrer : il est possible de se rapprocher concrètement d’une souveraineté pleine, en partant du bas de la pile technologique, avec des acteurs européens qui prennent ce sujet au sérieux, notamment dans la défense, la cyber et les opérateurs vitaux.
Vous appelez à rendre la souveraineté « mesurable et opposable ». Quels types d’indicateurs devraient, selon vous, entrer dans les marchés publics et privés ?
O. L. : C’est un sujet délicat, parce que tout indicateur peut être contourné. Dire qu’une entreprise est française ne suffit pas si tout le développement est sous-traité en offshore, hors d’Europe. Les indicateurs devraient donc combiner plusieurs dimensions : la part de R&D réalisée en Europe, le pourcentage de développeurs et de postes clés basés en Europe, la structure de l’actionnariat, la capacité à publier et maintenir le code ici, etc.
Il faut éviter le « washing » consistant à créer une façade locale qui cache des dépendances intégrales à l’étranger.
À partir du moment où l’on crée des règles, les grands acteurs auront intérêt à chercher les failles. C’est pour cela que ce travail doit être mené avec des juristes, des experts de la gouvernance, des gens qui connaissent très bien ces mécanismes. Si l’on fait cela trop vite, on se retournera l’arme contre soi. Mais bien pensé, ce type de critères pourrait rendre beaucoup plus difficile le contournement par le lobbying de grands groupes, et rendre visibles les solutions qui contribuent vraiment à l’autonomie stratégique européenne.
Le rachat de VMware par Broadcom a largement accéléré la prise de conscience. Comment les organisations réagissent-elles aujourd’hui sur le terrain ?
O. L. : Le premier déclencheur a été très simple : la facture. Les hausses de prix ont obligé les DSI à regarder de près leur portefeuille. Et cela a révélé quelque chose de plus profond : si l’on passe d’un acteur américain à un autre, qui est financé par les mêmes fonds, avec les mêmes exigences de rentabilité à deux chiffres, on reproduit le même schéma.
La logique de Broadcom est purement financière : on met 60 milliards sur la table, on attend 300 milliards dans quelques années, et on ajuste le modèle pour y parvenir, indépendamment du vécu des clients. Cela fait réfléchir les organisations sur ce qu’il se passerait si, demain, un autre grand fournisseur décidait d’appliquer la même stratégie.
En parallèle, la période Trump a été un électrochoc géopolitique : beaucoup ont compris que des décisions prises ailleurs pouvaient, du jour au lendemain, impacter leurs systèmes. Aujourd’hui, quand un DSI explique à sa direction que la facture est multipliée et que les alternatives majeures sont elles aussi américaines, sur fond de tensions géopolitiques, la discussion n’est plus théorique. Elle devient très concrète.
La combinaison des deux – choc économique et choc politique – a rendu audible un discours qu’on tenait depuis longtemps sur la dépendance critique. Cela ouvre un espace pour des solutions européennes, open source, qui proposent un autre rapport au temps, à la gouvernance et à la financiarisation.
Qu’attendez-vous concrètement des institutions européennes pour passer de la communication à l’action ?
O. L. : La commande publique est un levier énorme et immédiat. Orienter les marchés vers des solutions européennes, c’est non seulement soutenir des acteurs locaux, mais aussi réinjecter l’argent dans notre propre économie, via les salaires, la fiscalité, la R&D. Ce n’est pas un coût net, c’est un cercle vertueux.
L’idée est d’avancer, acteurs publics et privés ensemble, vers une autonomie stratégique réelle. Tous ceux qui veulent contribuer à cette trajectoire sont les bienvenus, et nous sommes ravis de travailler avec eux.
Le soutien à la R&D fonctionne plutôt bien dans certains cas, notamment via la BPI ou le crédit d’impôt recherche. Il faudrait aller plus loin pour les acteurs qui ont besoin d’investissements très lourds et longs, comme ceux des semi-conducteurs ou de certaines infrastructures critiques. Là, il faut un soutien sans faille, à l’échelle européenne.
Enfin, il y a un vrai travail de construction d’indicateurs intelligents, pour mieux identifier les acteurs qui contribuent réellement à l’autonomie stratégique, et limiter l’influence de lobbys extrêmement puissants. Les grands groupes américains ont les moyens de peser sur tous les niveaux de décision. Si l’on se dote de critères clairs, transparents, fondés sur la maîtrise technologique et la gouvernance, il devient plus difficile pour eux d’être mis dans la même case qu’un acteur vraiment souverain.







