La décision d’Ericsson de supprimer 134 postes en France marque une rupture dans l’histoire industrielle du groupe, resté stable dans l’Hexagone depuis plus d’une décennie. Au-delà du chiffre, cette annonce traduit un malaise plus profond : l’écosystème télécom européen peine à retrouver un cycle d’investissement solide, malgré des usages mobiles en hausse constante.
Un signal faible devenu visible : l’investissement télécom s’essouffle
La contraction d’Ericsson en France intervient dans un contexte documenté depuis plusieurs trimestres. Selon IDC, les investissements télécoms européens (CAPEX) devraient baisser entre 2024 et 2028, un renversement historique après une décennie d’expansion portée par la fibre et la 5G. Le rapport State of Digital Communications 2024, publié par l’ETNO et Connect Europe, souligne lui aussi un écart croissant entre besoins de modernisation et capacités d’investissement, les revenus stagnants empêchant les opérateurs d’absorber la montée des coûts réseau.
Ces tendances expliquent pourquoi les groupes comme Orange, Vodafone ou Deutsche Telekom, dont les rapports annuels montrent une stagnation du eCAPEX malgré une consommation data en forte croissance, resserrent leurs commandes auprès des équipementiers. Le ralentissement n’est donc pas circonstanciel : il traduit une crise structurelle du modèle financier télécom européen.
Un choc local aux conséquences élargies
Les 134 postes visés représentent environ 10 % des effectifs français. L’impact touche d’abord les équipes techniques et commerciales, mais c’est l’écosystème qui en subira les effets : sous-traitants, bureaux d’études, centres techniques partenaires. Massy, qui concentre une partie des activités d’intégration et d’ingénierie, risque d’être le territoire le plus exposé. Lannion, bastion historique des télécoms en France, semble moins concerné mais n’est pas totalement à l’abri si la contraction du marché perdure. Dans un pays où les équipementiers ne sont déjà plus très nombreux, chaque rétrécissement fragilise un pan entier de la filière, de l’innovation aux services managés.
Une industrie qui peine à transformer la promesse de la 5G en valeur
La 5G devait être un levier de croissance majeur. Pourtant, Deloitte, dans son Telecommunications Industry Outlook 2024/2025, note que les opérateurs peinent toujours à convertir l’innovation réseau en revenus additionnels significatifs, faute d’usages industriels suffisamment matures.
Les réseaux privés 5G progressent, mais trop lentement pour absorber l’effort d’investissement réalisé entre 2019 et 2023. Le marché européen du RAN est même décrit comme « atone » par plusieurs analyses de New Street Research ou TelecomAnalysis, qui évoquent un plateau durable du CAPEX mobile et un report des projets 5G SA dans de nombreux pays européens.
Les chiffres sont cohérents avec ceux de l’étude Telecompaper / Government of the Netherlands, qui montre la fragilité financière des opérateurs européens, dont beaucoup peinent à maintenir un niveau d’investissement compatible avec les besoins de modernisation. Ce décalage entre ambitions technologiques et réalité économique rend les équipementiers particulièrement vulnérables.
Le spectre d’une délocalisation rampante ?
Au niveau mondial, Ericsson a déjà engagé plusieurs restructurations. En Suède, près de 1 200 postes ont été menacés en 2024, confirmant une stratégie d’optimisation globale. La France était jusqu’ici relativement préservée, notamment grâce à sa position stratégique sur plusieurs projets européens (sécurité mobile, 5G souveraine, normalisation). Le fait que le groupe touche aujourd’hui à ses effectifs français n’est pas anodin : cela pourrait indiquer que les arbitrages ne se jouent plus seulement à l’échelle européenne, mais à l’échelle mondiale. Les centres installés en Inde, en Pologne ou dans les Balkans gagnent en influence, au détriment des implantations historiques d’Europe de l’Ouest.
Vers un repositionnement de la filière télécom
La véritable question dépasse le cas Ericsson. C’est tout un secteur qui doit se réinventer avec la mutualisation des réseaux, la virtualisation du RAN, mais aussi l’émergence d’Open RAN, la montée en puissance de solutions cloud natives, l’arrivée progressive de la 6G et la réglementation européenne toujours plus exigeante. Si la France veut demeurer un pays producteur d’innovation télécom, il faudra renforcer les partenariats industriels, soutenir les sites de R&D régionaux et accélérer les expérimentations sur les usages 5G… faute de quoi les équipementiers poursuivront leur contraction.
L’étude FFTelecoms / Arthur D. Little sur l’économie des télécoms en France souligne d’ailleurs un autre point clé : la part des opérateurs traditionnels dans la chaîne de valeur numérique ne cesse de diminuer.








