Entre services d’héritage numérique, IA conversationnelles capables de faire parler les défunts et gestion post mortem des données personnelles, la mort numérique n’est plus une fiction. Alors que le RGPD laisse un vide juridique sur les données des personnes décédées, un nouvel écosystème se structure : entre business de la mémoire et question de souveraineté des données. Le dernier cahier du LINC (CNIL) en dresse un état des lieux.
Une économie du legs numérique
Longtemps cantonnée aux marges du funéraire, la “DeathTech” s’impose comme un secteur à part entière. D’après une étude publiée en avril 2025 par Precedence Research, le marché mondial de l’héritage numérique pèsera plus de 15 milliards de dollars en 2025, et pourrait quadrupler d’ici dix ans. Gestion des comptes, archivage sécurisé, transmission de mots de passe ou d’actifs numériques : une offre complète se met en place, portée par des legaltechs, des acteurs du cloud et des startups d’intelligence artificielle.
Le britannique Farewill, pionnier du testament en ligne, a été racheté fin 2024 par le groupe funéraire Dignity. Outre-Atlantique, Eternos ou Replika exploitent déjà les données personnelles pour créer des avatars conversationnels capables de simuler la voix ou le style d’un disparu. Un business assumé, qui transforme le deuil en service numérique.
Gestion des données post-mortem
Le LINC, le laboratoire d’innovation de la CNIL, a étudié l’expérience utilisateur de ces services : vingt plateformes passées au crible, sept testées en conditions réelles. Trois temporalités ont été identifiées — la préparation avant le décès, les actions des héritiers, et les interactions des tiers avec les comptes laissés ouverts. Une grille d’analyse précieuse pour les entreprises du numérique, invitées à repenser leurs interfaces à la lumière de la mort.
« La question n’est plus seulement de supprimer un compte, mais de concevoir un parcours digne, compréhensible et sécurisé pour ceux qui restent », souligne le rapport. Les auteurs invitent les entreprises à produire de nouveaux standards de design post mortem et à sensibiliser les usagers à la “gestion ante mortem” de leurs données.
Le business de la mémoire, entre éthique et souveraineté
Cette “économie du souvenir” pose néanmoins de nouvelles questions de souveraineté. Qui détient la mémoire numérique des individus ? Les grandes plateformes, déjà dominantes dans la gestion de nos vies connectées, contrôlent aussi nos morts. Selon une étude de l’Oxford Internet Institute, les profils de personnes décédées pourraient dépasser ceux des vivants autour de 2070.
Derrière la dimension éthique, un autre enjeu se dessine : celui de la dépendance technologique. La conservation des données post mortem repose sur des infrastructures énergivores, soumises à la logique du cloud global. Le LINC invite ainsi les acteurs du numérique à inclure cette dimension dans leur stratégie de sobriété et de durabilité.
Une nouvelle frontière pour les entreprises du numérique
Pour les sociétés technologiques, la mort numérique devient un terrain d’innovation, mais aussi de responsabilité. Intégrer des dispositifs de gestion post mortem dans les services — cloud, messagerie, stockage — pourrait bientôt faire partie des attentes clients. Le secteur BtoB y trouverait un double levier : renforcer la confiance tout en se différenciant sur la transparence et la conformité.
Loin d’un simple sujet philosophique, la mort numérique interroge la chaîne de valeur du numérique lui-même : la donnée, sa propriété, sa fin. Entre immortalité artificielle et droit à l’oubli, les entreprises doivent désormais choisir de quel côté de la mémoire elles se situent.